COMMUNICATEUR ET RÉDACTEUR SCIENTIFIQUE DE LA MOLÉCULE À L'ENVIRONNEMENT
Résumé des recherches III

Mode d'action des toxines de Bacillus thuringiensis (1994-2004)

De 1994 à 2004, mes activités de recherche ont porté sur l'élucidation du mode d'action des toxines insecticides du Bacille de Thuringe. Utilisé depuis près de 50 ans avec succès et sans effets majeurs sur la santé humaine et l'environnement, le Bt est le biopesticide le plus couramment utilisé au monde. Précieux outils en agriculture biologique, il est aussi devenu ces dernières années une source très importante de gènes utilisée pour conférer aux plantes transgéniques (ou organismes génétiquement modifiés) la faculté de résister aux insectes ravageurs.

Naturellement présent dans le sol, le Bt produit des cristaux protéiques qu'on appelle les toxines Cry. Chacune d'elles possède une toxicité très spécifique sur un nombre limité d'organismes, principalement des larves d'insectes nuisibles, des nématodes (vers ronds) et certains parasites unicellulaires. Une fois ingérées, les toxines Cry sont activées par des enzymes intestinaux, puis se fixent sur des récepteurs dans la membrane de l'épithélium intestinal des larves sensibles. Les toxines s'insèrent dans la membrane où elles forment alors des pores qui perturbent l'équilibre ionique et provoquent la destruction des cellules épithéliales. Cette dernière peut entraîner une infection généralisée mortelle.

Ces recherches ont été réalisées au sein du Groupe d'études des protéines membranaires (GÉPROM, anciennement GRTM) à l'Université de Montréal (Québec) en étroite collaboration avec le groupe Génétique de l'environnement de l'Institut de recherche en biotechnologie de Montréal (Conseil national de recherches Canada). Elles ont été financées par le Conseil national de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG) et le Fonds pour la formation de chercheurs et l'aide à la recherche du Québec.

1. Effet des toxines sur le potentiel membranaire
Afin d'établir des corrélations entre la toxicité in vivo et les effets in vitro, nous avons développé un nouveau modèle expérimental qui permet de mesurer le potentiel électrique des cellules épithéliales d'intestins fraîchement isolés à partir de larve d'insectes. Ce modèle offre l'avantage de pouvoir mesurer directement le potentiel de la membrane apical, du côté de la lumière intestinale, tout en conservant l'intégrité physique et physiologique des intestins (figure 2).

Dispositif expérimental de mesure du potentiel membranaire apical des cellules intestinales de larves d'insecte
L'intestin (MG) est immobilisé au bout d'une pipette de verre (HP) dans un bain perfusé (PERF) avec une solution ionique standard. La membrane apicale des cellules épithéliale est empalée avec une microélectrode (ME) reliée à un amplificateur (AMP) qui permet de mesurer le potentiel membranaire apical (Vam). Dans les conditions testées, celui-ci varie habituellement de -50 à -110 mV selon l'état physiologique et le stade de développement des larves. La stabilité du potentiel au delà de 30 min, sa sensibilité aux variations de concentration en potassium (K+) et à l'oxygénation du milieu, montrent que les propriétés physiologiques des cellules intestinales sont maintenues.


2. Formation de pores par les toxines
La formation de pores (ou canaux) ioniques constitue une étape majeure dans le mode d'action des toxines de Bt. À très fortes doses, toutes les toxines Cry testées sont capables de former des pores ioniques dans des membranes artificielles (bicouches lipidiques planes), en l'absence de récepteurs spécifiques. Aussi, nous avons mené plusieurs études afin de caractériser les propriétés des pores formés par ces toxines dans des bicouches lipidiques planes, en présence et en l’absence de récepteurs. Pour cela nous avons incorporés des toxines de Bt (Cry1C ou Cry1Aa) dans des bicouches lipidiques planes, à des différentes doses et en présence de conditions ioniques différentes. Dans certaines expériences, les bicouches lipidiques planes ont été préalablement fusionnées avec des vésicules de membrane en bordure en brosses d'intestin de larves de spongieuse. Ces dernières contiennent les récepteurs spécifiques de la toxine Cry1Aa.

Des études comparatives ont montré que les récepteurs et le microenvironnement lipidique des membranes natives favorisent l'insertion des toxines et la formation de pores, à des concentrations 100 à 500 fois plus faibles. Les pores ioniques formés en présence de membranes natives présentent des caractéristiques électriques différentes de ceux formés en leur absence. En particulier, la conductance des pores est plus élevée et leur perméabilité sélective (anion/cation) est modifiée, en présence des récepteurs. Ces derniers modifient donc les propriétés des pores ioniques. Grâce à une modélisation mathématique des courants électriques, nous avons également montré que les pores sont formés par l'assemblage de plusieurs protéines Cry dont le nombre exact reste à déterminer. Dans des membranes artificielles pures, les toxines forment des pores de taille uniforme, dont le diamètre maximal a pu être estimé à 3 nm. En outre, nos analyses suggèrent que le canal n'est pas symétrique et qu'il possède une constriction interne ou une ouverture plus petite. Les toxines s'associent donc en oligomères.

Structure de la toxine Cry1A (© Luke Masson, Institut de recherche de biotechnologie, Montréal)


3. Interactions des toxines avec les canaux épithéliaux
La membrane en bordure en brosse de l'épithélium intestinal des larves d'insectes est le site d'action principal des toxines Cry. Elle est aussi la voie de passage des insecticides et des composés naturels qui agissent oralement. Tapissant la paroi interne du tube digestif, cette membrane possède de très nombreux replis (bordure en brosse) qui augmentent la surface d'absorption des nutriments issus de la digestion enzymatique.

Afin d'étudier ses propriétés et ses interactions avec les toxines de Bt, la technique de patch clamp a été adaptée au modèle des intestins isolés en scellant une portion microscopique de la membrane en bordure en brosse à la pointe d'une pipette. Grâce à cette technique, nous avons démontré in situ, pour la première fois, la présence de canaux endogènes dans la membrane en bordure en brosse des intestins de larves d'insectes. Nous avons également observé que, chez Manduca sexta, la régulation de ces canaux endogènes est liée aux conditions ambiantes et à l’état physiologique des larves. On décèle en effet de très nombreux canaux épithéliaux , principalement dans les larves qui sont en mues ou qui ne s'alimentent pas. Ces canaux épithéliaux endogènes pourraient être en effet impliqués dans la régulation des gradients électrochimiques au cours des mues larvaires. Ils pourraient donc constituer de nouvelles cibles pour de futurs insecticides biologiques.


L'avancée technique réalisée pave la voie à des études plus poussées de la cascade de signalisation cellulaire, depuis la liaison de la toxine à son récepteur membranaire jusqu’à la lyse cellulaire. De plus, elle devrait permettre d’étudier, à un niveau physiologique très détaillé, les interactions de la membrane épithéliale avec divers insecticides biologiques qui agissent oralement (toxines bactériennes ou fongiques, particules virales, régulateurs de croissance, insecticides botaniques).